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La symbolique des couleurs dans Gargantua

jeudi 12 juin 2014, par Jean-Marie de la Dive, 3402 visites.

Je suis un RABELOTEUR
Ce terme métissé de Radoteur et de Rabelais signifie que je passe mes loisirs dans son agréable compagnie. Les amis de la Devinière inscrivent totalement le Gargantua dans la topographie de la Touraine. Pourtant la grande jument débarque d’Afrique au port d’Olonne en Thalmondois (chap. XVI) .
Je propose de vous communiquer des éléments inédits qui concernent les couleurs de Gargantua et un Gaucher de Ste Marthe alias Picrochole seigneur d’Esnandes en Aunis.

Les couleurs les armes et les devises des maisons nobles nous permettent de découvrir les fréquentations de maitre François.
Comment on vestit Gargantua chap VIII
…son père ordonna qu’on luy feist habillemens à sa livrée laquelles était blanc et bleu
Aux Chap. IX et X, Rabelais inspiré par deux livres : « le blason des couleurs » et « Champ fleury », conteste le fait de fixer définitivement le sens d’un mot ou d’une couleur.
Gargantua Chap. X « seulement vous diray un mot de la bouteille. Qui vous meut qui vous poinct ? qui vous dict ? que blanc signifie foye et bleu fermeté…
Le blason est la carte de visite de la « maison », l’un des moyens de montrer son appartenance à l’aristocratie, et d’assurer son éternité sur terre.
Lisons Gargantua chap. IX « en ont enchevestré leurs muletz : vestu leurs pages, escartelé leurs chausses, brodés leurs guandz : frangé leurs lictz : painct leurs enseignes :composé.chanson. »
Le monde est coupé en deux, selon Rabelais :
Je cite au chap. X « comme bien et mal, vertu et vice, froid et chaud, blanc et noir »

 Voyons les bonnes fréquentations de Dom François

Pourquoi donc blanc et bleu et pas cramoisi et or comme dans le « Vrai Gargantua ».
Rabelais a vécu de 1524 à 1528 sous la protection de Geoffroy d’Estissac, abbé et évêque de Maillezais, doyen du chapitre de st Hilaire de Poitiers et prieur de Ligugé, abbé de Celles sur Belle, de Cadouin et Seigneur de Coulonges les royaux.
On retrouve dans tous ces lieux le blason blanc et bleu de la famille D’Estissac.
Le frère ainé de Geoffroy, Bertrand, est seigneur de Cahuzac (cité dans Gargantua chap. XII), de Montclar, de Saussignac, de Montaut de la Quinte, de la Brousse et surtout maire et capitaine de Bordeaux. Bertrand meurt en 1522. Son épouse est décédée. Louis leur fils reste jusqu’à sa majorité sous la tutelle de son oncle paternel Geoffroy d’Estissac l’évêque de Maillezais. On affirme que Rabelais fut le précepteur du jeune Louis. Leur relation est durable car Rabelais insère dans l’Adolescence Clémentine de Marot en 1533, l’épitaphe émouvante de Marie d’Estissac, fille ainée de Louis.
Je dois remercier M. Esclafer de la Rode, qui a attiré mon attention sur ce blason.
J’ai retrouvé depuis que Le Motteux avait fait la même remarque.
Mais Blanc et bleu sont aussi les couleurs du roi François 1er. Lors du sacre le roi de France était vêtu de chausses d’azur et d’une robe bleue, son étendard est blanc.
La blancheur du Lys est d’ailleurs évoquée au chap. X de Gargantua
« pour leur symbole et enseigne ont la fleur plus que nulle autre blanche c’est le lys. »
Le personnage romanesque est donc porteur de multiples réalités.

De l’oncle paternel de Louis d’Estissac passons à l’oncle maternel :
C’est le grand amiral, Philippe de Chabot-Jarnac dit BRION.

A la fin du chap. IX de Gargantua, Rabelais nous en parle
« En France vous en avez quelque transon en la devise de monsieur l’Amiral »
Cette devise est « Festina Lente » hâte toi lentement, FESTINA : hâte toi, symbolisé par un dauphin qui rappelle le fils ainé du roi protégé par Philippe de Chabot. LENTE est illustré par l’ancre. Les deux objets sont liés à la fonction d’amiral. Son prédécesseur est Guillaume Gouffier dont le château de Bonnivet est cité au chap. LIII. Chabot devient Maire de Bordeaux où il succède à son beau-frère Bertrand d’Estissac. Il est aussi lieutenant général du dauphin François. Louis d’Estissac, le neveu de l’amiral, est nommé Panetier de ce même dauphin. Le népotisme est chose courante à l’époque. Retenez aussi que l’amiral Philippe de Chabot envoya Verrazano puis Cartier au Canada.
Sa bonne fortune vient du fait qu’il fut le compagnon de jeux du futur Roy François 1er à Amboise, escorté de Montmorency et des frères Gouffier. Ces enfants qui jouaient aux chevaliers vont continuer leur vie durant, leurs jeux en Italie et en France, en conflit permanent pour s’attirer les faveurs du monarque.
Philippe de Chabot est fait prisonnier à Pavie puis libéré. Il prend une part active au retour du roi et au traité de Madrid. Il épouse la fille d’une demi-sœur du Roi, il devient donc le neveu de François 1er. Intermédiaire au traité de Cambrai qui permet le retour des enfants de France, il va faire ratifier par Charles Quint (qui l’appelle mon cousin) la paix des Dames. Il accompagne le roi à Boulogne en 1532 pour rencontrer Henry VIII d’Angleterre. Il est nommé en 1534 ambassadeur en Angleterre où il succède à Jean du Bellay.
La famille De Chabot originaire du Bas-Poitou, descend de Mélusine et de Geoffroy de Lusignan dit « à la grand-dent » comme Gargantua et Pantagruel.
Cette famille possède des propriétés à Mervent et Vouvant, où Maillezais gère les biens ecclésiastiques.

Autre personnalité incontournable, Jean Bouchet, l’ami intime de Rabelais. Ce grand rhétoriqueur, procureur à Poitiers, est gestionnaire des biens de la famille des Bourbon Prince de la Roche sur Yon, puis des la Trémoille pendant 15 ans. Il fréquente Geoffroy d’Estissac et Rabelais à Ligugé.
Un matin de septembre François adresse à Jean Bouchet une lettre qui se termine par
« ton serviteur et amy Rabellays »
L’épitre responsive de Bouchet décrit Geoffroy d’Estissac puis François Rabelais

« il aime gens lettrés
En Grec Latin et François bien estrez
A deviser d’histoire ou de Théologie
Dont tu es l’un car en toute clergie
Tu es expert, à ce moyen prie 
Pour le servir

Jean Bouchet va écrire dans cette période « le Temple de bonne renommée » sur la mort de Charles de la Trémoille son élève, les « Annales d’Aquitaine », « l’Opuscule du traverseur » et le « Panégyric du Chevallier sans reproche ».

Ce chevalier mort glorieusement à Pavie est le vainqueur de St Aubin du Cormier, Louis II de la Trémoille, qui a permis le rattachement de la Bretagne à la France. (Relisez à ce propos le prologue du Quart Livre de 1548)
Son fils unique Charles de La Trémoille avait été tué avant lui à Marignan mais heureusement pourvu d’un héritier : François seigneur de Taillebourg, de l’ile de Ré et de l’ile Bouchard, Prince de Talmont où l’abbaye de Maillezais possède le prieuré de Bourgenay à proximité d’Olonne.
Les écrits de Rabelais nous citent tous ces toponymes.
Par exemple : « Picrochole ainsi désespéré s’en fuyt vers l’ile Bouchart » chap. XLIX
Ces aristocrates que François Rabelais côtoie, de Chabot, La Trémoille, Gouffier, Du Bellay sons les plus proches conseillers du roi dans la période qui précède l’écriture du Gargantua.
Dans des lieux où l’un possédait la seigneurie, l’autre le prieuré, ces familles se rencontraient souvent. Elles s’alliaient fréquemment, ce qui n’empêchait pas qu’elles se combattent.
Nous venons d’en terminer pour les bonnes familles,

 Voyons maintenant les traitres

Examinons La guerre PICROCHOLINE au chap XXV
L’adversaire de Gargantua est un certain « Picrochole », seigneur de Lerné. Le modèle local choisi par Rabelais serait le 3e enfant de Louis de Ste Marthe, Gaucher. Les descendants de Ste Marthe confirment l’identification. Gaucher est médecin du Roy et de sa tante, l’abbesse de Fontevraud Renée de Bourbon. En 1507 elle lui offre Lerné. Il devient voisin des Rabelais à la Devinière. Il fut aussi le médecin et l’ami du Connétable de Bourbon, le traitre au roi de France qui se met au service de Charles Quint et meurt lors de l’attaque de Rome en 1527.
Gaucher a fait alliance avec la famille Marquet en épousant leur fille Marie. Mme Marquet-mère est née De Neufbourg, famille parente des Budé.
Dans le Gargantua, c’est à cause de
« Marquet grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers » chap. XXV,
que la guerre picrocholine commence. La face des armes des Marquet résume la fonction.
Le sautoir d’or et les besants de l’héraldique peuvent devenir bâtons de cérémonie et fouaces.


2 batons et 4 fouaces

azur au sautoir d’or et 4 besants de même

d’argent à fusées en fasce de sable, au chef de même

Les armes des Ste Marthe sont d’argent à fusées en fasce de sable, au chef de même.
Le sable en héraldique est le noir.
Au chapitre X Rabelais développe l’opposition des contraires comme le blanc et le noir pour expliquer la signification du blanc et du bleu.
D’un coté les armes d’Estissac, de l’autre celles des Ste Marthe.
Je cite le chap. X « prenez ces deux contraires, joye et tristesse, puis ces deux blanc et noir. …ainsi donc est que noir signifie deuil »
Vous connaissez tous l’hypothèse du père, ou du parent du père de Rabelais, qui défend les bateliers de Loire contre Ste Marthe.
Mes recherches m’ont fait découvrir un autre lien entre Ste Marthe et Rabelais, Esnandis localisé à proximité de la Rochelle, en Aunis.
Les propriétés des Ste Marthe sont nombreuses autour de Chinon avec une seule exception Esnandes, en Aunis cité au chap. XXXIII en parlant du second corps d’armée de Picrochole
« L’autre partie ce pendant tirera vers Onys »
Or la province d’Aunis est minuscule ; pourquoi l’évoquer ? Que veut nous dire Rabelais ?
Cette châtellenie d’Esnandes en Aunis avait de l’importance pour Gaucher de Ste Marthe bien qu’il n’en ait été le seigneur que de 1522 à 1530. Il fait mentionner sur la tombe de son père Louis, décédé en 1535 :
« son fils Gaucher de Ste Marthe fut après lui seigneur du Chapeau, de Villedan, de la Rivière et des Nandes en Aunis »
Or « seigneur de la Rivière » se traduit en hébreu par Alpharbal celui « qui envahit furieusement le pays d’onys » au chap I de Gargantua.

Gaucher et son épouse Marie Marquet achètent cette propriété d’Esnandes en janvier 1522 et refusent de rendre foi et hommage à leur suzerain de Taillebourg, François de la Trémoille. Esnandes fit aussitôt l’objet d’une saisie féodale par le sénéchal de Taillebourg (les seigneurs d’Esnandes par JC Bonnin). Ste Marthe va finalement céder devant La Trémoille, mais il récidive aussitôt en refusant de payer à l’abbaye de Maillezais une rente de 20 livres due pour l’usage du port d’Esnandes situé face à l’ile de la Dive dans la baie de l’Aiguillon. L’abbé de Maillezais au nom de son chapitre va engager un procès qui va durer 10 ans et ne sera résolu qu’en juillet 1532 par un accord amiable [1].
Revenons en 1524 : François Rabelais est alors secrétaire de Geoffroy d’Estissac. Que signifie le qualificatif donné par Jean Bouchet d’« expert en toute clergie » : c’est un savant, par ses connaissances du droit civil ou religieux : c’est bien le profil de Rabelais. Ce sont les compétences requises pour suivre un procès.
Les chapitres IX et X sur les couleurs se terminent par des métaphores maritimes : est-ce une allusion à ce conflit portuaire avec Maillezais ?
Mais plus outre ne fera voile mon esquif. Je retourne faire scale au port dont suis yssu. »
Au chapitre X « Icy donc calleray mes voilles. »

 Mais il y a derrière tout cela une seconde famille de traîtres

Le vendeur de la châtellenie d’Esnandes est René de Brosse et de Bretagne, Comte de Penthièvre. René a épousé la fille unique de Commynes qui avait subtilisé la principauté de Talmond aux La Trémoille sous le règne de Louis XI.

Selon les usages féodaux, en 1522, René de Brosse ne peut pas vendre la châtellenie d’Esnandes sans l’accord de la Trémoille seigneur de Taillebourg.
Peu après cette vente, René de Brosse va soutenir la révolte du connétable de Bourbon et mourir à Pavie, mais dans les rangs espagnols. Voilà la famille déshonorée et ruinée.

Le fils, Jean IV de Brosse, va redorer le blason des Penthièvre de façon peu banale. Il acceptera d’épouser Anne de Pisseleu la « seconde maitresse » de François 1er. Jean se marie en 1532 et va bénéficier de l’entregent ou plutôt entre-jambe de sa femme. Pour l’éloigner de la cour, le roi le nomme Gouverneur de Bretagne, Comte de Penthièvre Duc d’Etampes et de Chevreuse,
C’est le cocu magnifique du règne de François 1er.

Ayant décrit en caricatures les bons et les méchants
- Il est facile de comparer l’attitude de Gaucher qui refuse l’allégeance à La Trémoille, à celle de Picrochole face à Grandgousier.
- Par ailleurs il apparait que François Rabelais lui-même, comme secrétaire de l’abbé de Maillezais a du avoir maille à partir avec Ste Marthe.
Je ne vais pas développer la ressemblance reconnue entre Charles Quint et Picrochole, mais elle est bien réelle. Il y a là encore plusieurs niveaux de lectures.

 En conclusion

- Rabelais dans Gargantua nous donne déjà des mots, des expressions ou des idées qui vont servir de socle pour le reste de son œuvre [2]
- Dans sa méthode d’écriture comme dans ses souvenirs, la toponymie est essentielle.
- C’est bien un roman « à clé », mais le trousseau est bien fourni et la polysémie est permanente car il s’inspire de plusieurs acteurs contemporains, de niveau régional ou international, pour créer ses personnages.
- Gérard Defaux signalant que « l’affaire de(s) pêcheries….est tombée en discrédit » s’interrogeait sur « les raisons qui ont poussé Rabelais à donner à son livre une telle couleur locale ». Je pense que le déplacement de l’action du roman, de l’Aunis vers la Touraine est manifestement un hommage à sa région natale.
N’hésitez pas à décortiquer ce texte, jetez-vous dans l’ambiance de ce « beau seizième », Rabelais nous appartient à tous.

Le monsieur de la Dive qu’on retrouve sur internet en tapant « ile de la dive »


[1Le procès des bateliers de Loire ne se termine qu’en 1537 après l’impression du Gargantua.

[2Bacchus, le mot de la bouteille, Alcofribas, Le Songe de Poliphile, le combat des pies et des geais, esnandis énasins.

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