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Le toponyme Chaleuil

Enquête sur un toponyme régional énigmatique

vendredi 2 octobre 2009, par François Vareille, 5195 visites.

En matière de toponymie il y a les noms immédiatement compréhensibles (Asnières, Villeneuve, Chantemerle …), ceux que l’on peut comprendre à l’aide de du français médiéval (le Breuil, les Alleuds, la Ferté…) ou du dialecte local (les Groies, les Bournais, le Chiron…), les séries de noms antiques que des générations de spécialistes ont explorées et établies (Availles, Mareuil, Exoudun – Savigné, Sévigné, Savignac, Savigneux …), les noms que l’on arrive à attribuer à une langue et à une époque donnée, même si on ne les comprend pas (Bougon, Melle, Vivonne…) . Et puis il y a le résidu, les toponymes inclassables et indéchiffrables. Les spécialistes nationaux les ont souvent ignorés parce que trop locaux ou trop obscurs, les érudits locaux les ont parfois affublés d’étymologies fantaisistes.

Lorsque le toponyme est isolé, il n’y a pas grand-chose à faire. S’il entre dans une série il devient possible de raisonner dessus. L’IGN vend avec ses cartes numérisées une banque de données « nyme », qui permet de repérer des séries toponymiques et d’en vérifier l’implantation à l’échelon national.

 Chaleuils et chareuils

Guy Puaud, historien de la commune de Saint-Sauvant (86), dans un livre intitulé « Les noms de terroir ou la mémoire des lieux » (éd. Maulévrier 1991), mentionnait une pièce de terre appelée « le Chareuil » ou « le Chaleuil ».

Selon lui, il s’agissait du nom local d’une petite lampe ancienne, et la pièce de terre (plus ou moins triangulaire) aurait la forme de cet ustensile de ménage.

Cette explication me semblant douteuse, j’avais entrepris en 2007 une étude de ce toponyme. Après avoir établi une carte et formulé quelques hypothèses, je concluais sur une incertitude quant au sens et à l’origine du toponyme.

Ceci est une mise à jour de cet article en 2009. Entre-temps les données ont afflué, et les moyens d’investigation se sont considérablement accrus, en particulier avec la mise en ligne du cadastre napoléonien par les Archives départementales.

Ceci rend possible une conclusion formelle sur le toponyme "chaleuil."

 Quelle répartition géographique ?

La BD nyme de l’IGN permet de constater que ce toponyme apparaît dans la région Poitou-Charentes, et nulle part ailleurs.

Sa répartition forme une curieuse coulée nord-sud allant du centre des Deux-Sèvres au sud de la Charente. Je ne vois pas d’explication à cette curieuse disposition, mais j’observe que, comme pour d’autres mots (leigne, mouchedune), elle fait apparaître à l’intérieur de l’espace linguistique poitevin-saintongeais un sous-ensemble dialectal qui exclut aussi bien la Vendée et le nord du Poitou que la côte saintongeaise.

 Quelle origine et quelle signification ? (version 2007)

Il s’agit uniquement de noms de lieux-dits, avec article. On peut donc les supposer de création récente : bas moyen-âge et temps modernes ?

Il y a toujours un chemin à proximité (mais il y a des chemins presque partout). J’avais donc tendance à pencher pour un dérivé de « char », une sorte de diminutif « carriolum », qui aurait pu désigner par exemple un passage aménagé en terrain difficile, ou encore un lieu de stationnement approprié.

 Retour sur l’hypothèse de la lampe à huile

Pierre Collenot a attiré mon attention sur un mémoire de F. de Nerville (BSAHC 1931 pp 153-187, publié sur le net en .pdf), consacré aux anciens systèmes d’éclairage. Il y est longuement question des lampes à huile appelées « chaleuils ». F. de Nerville précise que « chaleuil » est une forme saintongeaise. Le même objet s’appelait « chareuil » à Jonzac et « charail » en Poitou. Le mot existait dans tout le sud de la France sous des formes variées : « calel » en Occitanie, « chaleih » en bas Limousin, « tsallire » en haut Limousin, « chaleu » dans le Bourbonnais, « chelu » dans le Lyonnais. Selon Jacques Duguet ce mot vient du latin classique "caliculus", petite coupe.

Voici les toponymes, extraits de la bd nyme de l’IGN, pouvant éventuellement se rattacher aux diverses formes du mot recensées par Nerville.

C’est un ensemble disparate, étalé sur une large moitié sud de la France. Leur liste est plus courte que celle des « chaleuils » poitevins-saintongeais, et beaucoup d’entre eux ont probablement d’autres explications.

Ainsi donc, si on envisageait l’hypothèse « le chaleuil » toponyme = le chaleuil lampe à huile, on se retrouvait devant deux difficultés :

- à l’intérieur de la région Poitou-Charentes, la zone des toponymes n’occupe qu’une fraction de l’aire linguistique de la lampe à huile.

- A l’échelle de la France, on peut s’étonner que seuls les habitants d’une étroite bande picto-charentaise aient eu assez d’imagination et de verve poétique pour comparer leurs pièces de terre à leurs lampes à huile.

 avancées 2008

Erik Nowak a eu l’obligeance de m’envoyer copie d’une carte linguistique du mot "chaleuil" établie il y a une cinquantaine d’années :

Geneviève Massignon et Brigitte Horiot, Atlas linguistique et ethnographique de l’Ouest (Poitou, Aunis, Saintonge, Angoumois), 3 volumes, 1971-1983,
éditions du CNRS. La carte "chaleuil" est la carte n°746, volume n° III.

Il s’en est suivi une intéressante discussion sur les relations entre les deux cartes, que je me propose de résumer ici :

* La carte linguistique montre l’implantation résiduelle, vers 1950, d’un mot qui a perdu sa raison d’être, après la disparition de l’objet désigné. Selon les lieux, le mot a pu être recyclé pour désigner une nouvelle réalité technologique, ou bien tomber en désuétude. Il est inconnu des locuteurs à l’ouest de la Charente Maritime. Il est aussi inconnu à l’intérieur de la Vendée, mais apparaît sur la côte jusqu’à l’embouchure de la Loire.

* Il va de soi que les toponymes ont été créés très antérieurement, à une époque où le mot et l’objet étaient en usage dans une large moitié sud de la France.

Voici maintenant l’analyse d’Erik Nowak :

"Pourtant il y a deux corrélations :

- le maximum d’occurrences du mot chaleuil, chareuil... correspond à une
zone sud Deux-Sèvres et Charente (avec débordements sur départements
limitrophes) alors que la zone des toponymes est sud-Deux-Sèvres et Charente ... Il y a comme une même direction générale.
Par contre l’absence de toponymes vers le Limousin et la Dordogne est
difficilement explicable...

- l’autre corrélation, stricte par contre, est celle entre les deux
zones de variantes : La limite entre la zone des toponymes du type
chaleuil (Charente et sud-Mellois) et celle des toponymes du type chareuil
(reste du sud Deux-Sèvres) est exactement la même que celle, pour les
noms de la lampe à huile, entre la zone des mots chaleuil et celle des
mots chareuil (la limite passe aussi en sud-Mellois).
Là ce ne peut plus être une coïncidence... Ce qui ne veut pas pour autant dire que ce soit le nom de la lampe à huile qui soit passé en toponymie. Mais il y a un lien quelconque..."

Comment conclure ?

* On peut tenir pour pratiquement acquis que la création des toponymes "chaleuil" découle de l’existence du "chaleuil" lampe à huile.

* Les toponymes ont subi la même évolution phonétique locale que le mot vernaculaire. Il s’agit là d’un processus mécanique qui n’implique pas en soi un rapport de sens entre les deux. Toutefois cela implique que les locuteurs identifiaient naturellement le toponyme à l’objet familier, à juste titre ou non.

* En revanche, le fait que l’aire des toponymes soit nettement plus restreinte que l’aire d’utilisation du mot suggère qu’un autre facteur a dû jouer dans le processus de création. Une forme locale de l’objet ? Une utilisation valorisante ?

 avancées 2009

Anne Brun, de Saint-Génard, a récemment déniché un document fort édifiant dont voici un extrait :

(dénombrement des biens du prieuré de Saint-Génard de Nossay donnés par l’abbaye de Nouaillé au couvent de Puyberland, vers 1700. Photo Anne Brun – archives de la Vienne)

[…]
1. Plus une petitte piesse de terre estant en chareuil
2. contenant cinquente verge touchant d’une part au chemain
3. que l’on va de Nosais à Montabert à senextre d’autre part au
4. bois de la lanpe apartenant à sabot et à la terre de Pierre
5. Maillou suict au cinquin des fruis

6. Plus une autre piesse de terre de la mesme contenance
7. et mesme devoir et en chareuil comme selle sy desus asise
8. proche le vignollet touchant d’une part au chemain que l’on
9. [va] du moullin du prieuré à vignollet à senextre d’autre au
[…]

On a donc affaire à deux champs, de superficie modeste, caractérisés par un état, une utilisation ou une disposition particulière, que l’on désignait alors par l’expression "en chareuil". Est-il possible d’aller plus loin ?

On peut évaluer approximativement leur superficie :
Selon Alain Bourreau, la verge de Civray valait 1/120 de boisselée.
Pour cinquante verges, on aurait donc environ 633 m2
http://pagesperso-orange.fr/alain.b...

On peut les situer à peu près sur le cadastre napoléonien :

Et que découvre-t-on ? Le qualificatif de 1700 est devenu un toponyme en 1835. "la petite pièce de terre en chareuil" sur la route Nossay-Montabert, près du lieu-dit Les Lampes, est devenue "le Petit Chareuil". Un champ triangulaire.

Quant à la parcelle 485 du Vignolet, si elle n’a pas conservé le nom de chareuil, elle n’en est pas moins triangulaire.

Qu’en est-il ailleurs ?

Les cadastres napoléoniens de la région de Melle révèlent de nombreux micro-toponymes "le chareuil" ou "le chareuillon". Tous sont situés sur des triangles, ou à proximité immédiate. Ces triangles sont souvent formés par le croisement de trois chemins.

Commune de Périgné :

Commune des Alleuds :

Commune de Chail :

 conclusion

Il faut donc reconnaître que Guy Puaud avait entièrement raison : le toponyme "Chareuil" désigne une pièce de terre triangulaire.

On peut ajouter que la création des toponymes "Chareuil" est relativement tardive. Elle a eu lieu sous l’ancien régime, entre le XVIème et le XVIIIème siècles, à une époque où l’expression "champ en chareuil" était usuelle.

Reste à comprendre pourquoi on parlait de "champ en chareuil" dans une bande centrale du Poitou-Charentes, et seulement là.

* Le premier élément est la difficulté induite par cette forme. Un champ triangulaire est plus difficile à labourer qu’un autre, ses limites et ses coins réclament un entretien particulier.

* Le second élément est certainement à rechercher dans une forme locale du "chaleuil" lampe à huile entre le XVIème et le XVIIIème , forme triangulaire qui a dû marquer suffisamment les esprits pour que "chaleuil" devienne synonyme de "triangle."

Il est à noter qu’on connaît des chaleuils de formes variées, en Poitou-Charentes comme ailleurs, et que les derniers chaleuils commercialisés, avant 1914, étaient des sortes de boîtes rondes.

Concluons par cette hypothèse : c’est seulement dans une bande allant de la région de Niort à celle d’Angoulême, et seulement entre le XVIème et le XVIIIème, que l’assimilation "chaleuil" = "triangle" a été assez prégnante pour entraîner un transfert dans le domaine foncier, et amener la création de toponymes.

 Les trois becs du chaleuil charentais

Les remarques toujours judicieuses de Jacques Duguet ont ceci d’avantageux qu’elles incitent à mieux cerner le sujet, et à progresser dans la réflexion.

En quoi l’inventaire des biens du prieuré de Saint-Génard nous a-t-il permis d’avancer ?

- Nous avons vérifié que le toponyme "Chareuil" désigne bien, en Mellois, des pièces de terre triangulaires, comme l’affirmait Guy Puaud.

- Nous avons un bon indice permettant de comprendre et de dater le processus de création toponymique (situation plutôt rare). Ce processus est relativement récent : une expression usitée sous l’ancien régime, "champ en chareuil", disparaît au XIXème en laissant une série de toponymes "le Chareuil".

Reste à comprendre pourquoi "en chareuil" signifiait "en triangle", et à savoir si cela découle de l’existence de la lampe à huile "chareuil". Ce rapport reste hypothétique.

L’article de Nerville fournit à cet égard un indice plutôt favorable :

(F. de Nerville : Notes Archéologiques sur les Systèmes Populaires d’Eclairage dans les Charentes, Bulletins et Mémoires de la Société Archéologique et Historique de la Charente, année 1931, pp. CLIII-CLXXXVII)

Chaleuil a trois becs.

— Un seul type de chaleuil me paraît jusqu’à preuve du contraire, caractéristique de notre région. J’émets cette opinion parce que j’ai vu en Charente un grand nombre d’exemplaires de ce chaleuil de factures et probablement d’époques très diverses et que je n’en ai jamais rencontré ailleurs, sauf un seul exemplaire, chez un brocanteur de Périgueux.
Ce chaleuil est une variété du type précédent dont il diffère parce qu’il est en général à trois becs. Il est presque toujours en bronze ou en laiton. Le réservoir est d’assez grandes dimensions, sans couvercle. Quatre larges saillies carrées sont disposées symétriquement aux extrémités de deux diamètres rectangulaires le long du bord du réservoir. Trois de ces saillies forment des becs et sont creuses. Chaque bec est large, carré, muni d’une languette soudée. La quatrième saillie est pleine et porte une tige en fer tordu recourbée vers le haut dans un plan vertical de telle façon que son extrémité supérieure se trouve au-dessus du centre du réservoir.

Ce n’est donc pas la forme de l’objet qui créait le triangle (les chaleuils typiquement charentais de Nerville étaient plutôt des losanges), mais l’existence de trois becs, la quatrième pointe portant le système de suspension. Les mèches des trois becs formaient un triangle de lumière qui éclairait les nuits des paysans charentais, et mellois.

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